X
Les maîtres de l’esclave
(suite)
Quoique, en ses veines, coulât un sang pur de tout alliage, Elisabeth Coppeland avait dans son port et jusque dans sa physionomie un cachet de beauté peu commun surtout chez les négresses.
Son buste était élevé, large des épaules, mince à la taille, cambré, svelte dans ses proportions. Il accusait l’exubérance de la vie. La poitrine était élégamment ornée par la nature, mais sans cette embarrassante profusion dont elle se plaît à doter la gorge des Africaines. Fermes, rebondies, les hanches avaient ces lignes voluptueuses, ces frémissements qui, au dire du roi-prophète, doivent perdre les fils de l’homme.
La tête était noble, la figure sévère, mélancolique. Elle disait des mondes de souffrances morales, cette figure ! Ovale et linéaments corrects, d’ailleurs, yeux magnifiques, véritables flambeaux pour éclairer la nuit profonde du visage. Ses dents, des perles enchâssées dans du corail.
Belle, vraiment, Elisabeth Coppeland. Sa vue titillait la concupiscence chez le sensuel. Elle faisait rêver le poète. Cependant, aux mains et aux pieds de la jeune fille, vous eussiez trouvé le stigmate de la servitude.
Ils étaient lourds, épais, palmés.
Ce qu’annonçait l’extérieur d’Elisabeth, son esprit et son cœur ne le démentaient pas. Haut placés l’un et l’autre, ils eussent fait honneur à la plus vertueuse des blanches.
– Je vous suis, monsieur, répéta-t-elle au nouveau venu, en faisant signe à son frère de se calmer, car maître Pierre, qui exerçait sur l’habitation les fonctions d’inspecteur ou de commandeur, roulait déjà autour de lui des regards menaçants.
– Allons, dépêche ! fit-il rudement.
Elisabeth sortit aussitôt devant lui.
Il allait refermer la porte de la case ; mais, se ravisant tout à coup, il dit à John Coppeland :
– Je crois que tu montres les dents, chien ?
– Pardonnez-lui, mon brave monsieur Pierre, intervint le vieillard.
– Il recevra, tantôt, cinquante coups de fouet, répliqua sèchement le commandeur en s’éloignant.
– Ah ! s’écria Elisabeth qui avait entendu ; ah ! vous ne ferez pas cela !
Pierre l’interrompit par un éclat de rire moqueur.
– Tu verras ! tu verras, la fille ! dit-il.
Puis, se rapprochant d’elle, il ajouta à mi-voix :
– Je puis lui pardonner...
– N’est-ce pas, monsieur ?
– Oui...
– Vous lui pardonnerez ?
– À une condition.
– Tout ce que vous voudrez, dit avec empressement la jeune fille.
Le commandeur enveloppa la séduisante esclave d’un regard luxurieux, qui lui fit baisser les yeux.
– Tu viendras chez moi après avoir quitté le major, dit-il.
Elisabeth recula avec effroi.
– Je te donnerai une robe de soie, dit Pierre, feignant de n’avoir pas remarqué ce mouvement de répulsion.
– Je vous remercie, monsieur, reprit la négresse ; je n’ai pas besoin de robe.
– Ce sera un collier en perles, si tu veux.
Elle secoua négativement la tête.
– Et puis de la liqueur ; j’en ai d’excellente, tu l’aimes, la liqueur, hein ? continua-t-il.
– Pas du tout, dit-elle.
– Alors, tu refuses ?
L’inspecteur prononça ces paroles d’un ton acerbe, qui fit frémir Elisabeth.
– Que me voulez-vous ? balbutia-t-elle, sans trop savoir ce qu’elle disait.
Un sourire méchamment railleur plissa les lèvres de Pierre.
– Fais ta sainte nitouche, et demande-moi ce qu’un homme peut vouloir à une jolie fille, dit-il en lui posant familièrement la main sur l’épaule.
Au contact de cette main, la jeune fille tressaillit, avec un geste de dégoût, qui n’échappa point au commandeur.
Puis elle se mit à courir vers le pavillon habité par son maître.
– Bon, bon, cria Pierre en ricanant et lui montrant le poing, je me payerai sur le dos du frère des dédains de la sœur.
Elisabeth se retourna pour répondre, mais à ce moment deux jeunes misses, rieuses et babillardes, sortirent brusquement de la maison.
– Eh bien, après tout, disait l’une, j’aime mieux ça, chère Rebecca ; mon père a eu une bonne idée de ne pas nous accompagner au temple. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vues, et j’ai tant de choses à vous dire...
– Bonne Ernestine ! répondit l’autre en pressant tendrement le bras de sa compagne, passé sous le sien.
– Tiens, continua la première en apercevant la négresse, voici justement miss Bess Coppeland, la belle que vous désirez tant connaître.
À ces mots, Rebecca fronça légèrement les sourcils. Son visage s’arma d’une expression dure. Elle darda sur Elisabeth un regard rapide et haineux ; mais, refoulant ses émotions, elle répondit avec une sorte d’enjouement :
– Ah ! c’est là cette esclave qui s’était échappée...
– Oui, dit Ernestine, vous savez, que toute la famille avait fui au Canada ; je vous ai conté cette histoire dans une de mes lettres, quand nous avons racheté les Coppeland de leur premier propriétaire.
– Je me le rappelle parfaitement. Mais vous m’aviez fait de cette fille un portrait si attrayant que je la supposais une merveille, répondit Rebecca d’un ton songeur.
– Ne la trouvez-vous donc pas magnifique ?
– Pour une esclave ! fit Rebecca avec une moue méprisante.
– Tout le monde ici en est amoureux, continua gaiement Ernestine.
– Amoureux ! répéta son interlocutrice d’un air distrait.
– Mais oui.
Et s’adressant à la négresse :
– Approche, Bess.
L’esclave obéit.
– N’a-t-elle pas des yeux superbes, des dents splendides ? reprit Ernestine en ouvrant avec son index les lèvres de l’Africaine.
Triste, résignée, celle-ci se laissait faire avec un sourire contraint.
– Et quelle taille ! poursuivit Ernestine, rayonnante de cet orgueil qui apparaît sur la figure d’un propriétaire occupé à détailler les qualités ou les mérites de son bien.
– En effet, dit Rebecca en tournant le dos, cette fille n’a pas mauvaise mine. Mais venez, chère. L’heure du sermon approche.
Elles s’éloignèrent ; et Elisabeth entra dans la maison.
Une domestique blanche l’introduisit dans un salon, en lui disant d’attendre.
Peu après, le major Flogger parut.
– Ah ! c’est toi, fit-il en souriant. Viens dans mon cabinet.
Elisabeth était agitée d’une appréhension cruelle.
Tremblante, elle suivit son maître dans une pièce contiguë au salon.
Cette pièce était meublée avec luxe. Des nattes de la Chine tapissaient les murailles et le parquet. Çà et là des armes précieuses pendaient en faisceaux. On remarquait aussi une collection considérable de fouets de toute grosseur, de toute dimension.
Le major se jeta dans un fauteuil à bascule (rocking chair) et, lançant par une fenêtre entrouverte le cigare qu’il avait aux lèvres :
– Assieds-toi là, petite, dit-il à Elisabeth.
En même temps, il lui faisait signe de se placer sur ses genoux.
La négresse ne comprit point.
– Où ? demanda-t-elle, avec un regard étonné.
– Mais là, parbleu ! repartit-il, en frappant sur le bras de son fauteuil.
La jeune fille baissa les yeux et fit un pas en arrière.
– Ne m’entends-tu point ! cria le major.
– Mais, monsieur... bégaya-t-elle.
– Je te dis de t’asseoir sur mes genoux.
– Je...
– Sais-tu que tu es fort appétissante, dit-il, en allongeant la main pour la saisir.
Effarouchée, brûlante de honte, elle fit encore un pas en arrière.
– Ah ça ! aurais-tu peur de moi ? dit le major Flogger, souriant complaisamment.
– Non, monsieur, mais...
– Mais, viens près de moi ; je veux faire ton bonheur, Elisabeth.
Loin de l’écouter, elle se retirait de plus en plus.
– Qu’est-ce à dire ? cria-t-il en se levant.
– Oh ! monsieur, pardonnez-moi, j’ai peur...
– Peur ! voyez-vous cette effrontée !
– Monsieur, vous savez bien que je ne m’appartiens pas !
– Si je le sais ! Eh ! qui le sait mieux que moi ? Tu es mon esclave. J’ai le droit de faire de toi ce que bon me semble. Allons, pas tant de façons, ou je me fâche.
– Mais, monsieur, dit-elle d’un ton larmoyant, je suis fiancée devant Dieu...
– Fiancée du diable ! ricana-t-il.
Elisabeth fondit en larmes.
Le major Flogger s’avança vers elle, la prit rudement par le bras et dit :
– J’espère qu’on va cesser de pleurnicher ainsi. Tu me plais, petite ; j’ai décidé que tu me servirais désormais de femme de chambre. Voyons, commence ton service. Donne-moi un baiser.
– Non, non, laissez-moi.
– Oh ! la coquette. Elle veut se faire désirer, dit-il en l’attirant à lui.
– Finissez, monsieur, j’appelle !
– Ah ! charmant, en vérité ! Eh bien, appelle, ma belle enfant.
– Si vous me touchez encore ! s’écria Elisabeth en se débattant.
– Eh, que feras-tu, démon ?
Elle tomba à ses genoux.
– Pour l’amour de Dieu, pour l’amour de mademoiselle votre fille, supplia-t-elle, oh ! oui, pour l’amour de mademoiselle Ernestine, épargnez-moi !
– Très drôle ! elle est très drôle, disait le major, en essayant de dégrafer la robe d’Elisabeth.
Mais elle se releva si subitement et avec tant de violence, qu’une partie du vêtement resta aux doigts de son persécuteur.
La colère et le désappointement se peignirent sur le visage de celui-ci.
– Ah ! dit-il en serrant les poings et en changeant de ton ; ah ! c’est donc vrai ; tu ne veux pas satisfaire mon caprice ; tu oublies que tu n’es rien, que je suis tout ; que d’un mot, je puis te faire mettre nue comme un ver et chasser par mes chiens...
– Pitié ! pitié ! oh ! pitié, pour votre pauvre négresse ! murmurait Elisabeth affolée.
– Obéis, ou sinon ! proféra-t-il avec un geste épouvantable.
– Mais, dit-elle, palpitante, j’ai juré à Dieu de n’être qu’à mon fiancé.
– Si tu prononces encore ce mot, je t’écrase ! hurla-t-il, en frappant violemment du pied.
Et après une pause :
– Déshabille-toi.
– Me déshabiller !
Une terreur inexprimable mêlée de confusion éclatait dans tous les traits de l’infortunée.
– Oui, je t’ordonne de te déshabiller, dit-il, en scandant pour ainsi dire les syllabes de cette phrase.
– Non, répliqua résolument la négresse.
Sa fermeté surprit le major Flogger, jamais il ne s’était heurté à pareille résistance.
– Je te donne une minute pour te déterminer, reprit-il au bout d’un instant.
Réfugiée dans un angle du cabinet, Bess parut n’avoir pas entendu.
Sa montre à la main, le major comptait les secondes.
– C’est donc décidé ; tu veux que j’emploie la force, dit-il quand le temps fut écoulé.
Elisabeth croisa ses mains, leva la tête au ciel et se mit à prier.
Son maître agita si vivement le cordon d’une sonnette, que le gland lui resta dans la main.
Un noir parut.
– Qu’on fasse venir le commandeur, cria le major.
Pierre arriva promptement.
Déshabillez cette femme ! lui dit Flogger.
À cette injonction, les yeux de l’inspecteur s’allumèrent.
– Tout de suite, monsieur, répondit-il, en marchant sur la malheureuse Elisabeth.